De rêve en rêves
I. Commençons par les rêves du dessinateur et
scénariste Marc-Antoine
Mathieu, auteur de la série « Les aventures de Julius Corentin
Acquefacques, prisonnier des rêves » chez Delcourt (6 titres parus) dont j’ai
eu le plaisir de lire le dernier volume.
De la BD de haut, très-haut vol,
métaphysique et grinçante (me fait penser à Brazil de Terry
Gilliam). Les histoires de Marc-Antoine Mathieu sont inspirées par Kafka (le
nom de son personnage « Acquefacques » n’est-il pas l’envers
phonétique de l’auteur du Procès ?),
Winsor McCay (Little Nemo)
où l’on retrouve le personnage tombant de son lit et se réveillant brutalement
au début de chacune de ses aventures (mais se réveille-t-il vraiment ?),
sans oublier aussi la série culte Philémon de
Fred, bien connue des vieux routards. A ce riche ensemble, on ajoutera, et c’est
là où le style de l’auteur se manifeste avec virtuosité, des expériences de
mise en page réalisées dans le cadre de l’OuBaPo
(L’ouvroir de bande dessinée potentielle,
créé sur le modèle des jeux de langage de l’OuLiPo (L’ouvroir de littérature potentielle) du cher Raymond Queneau).
Vertiges garantis.
Or, il se fait que, récemment, mon
« portrait » a été à son tour mis en ligne sur Next (F9), précisément
ici, portrait onirique d'un bien étrange metteur en
scène je dois dire. Après l’avoir lu, j’ai dû avoué ma perplexité à l’auteur, et
je continue de m'interroger : dans quel monde étais-je tombé ? Sous le Volcan ? Mais étais-je sûr que
« Patrick Lowie » était bien l’auteur de ces textes ? Un auteur peut
en cacher un autre. Il m’a fallu cherchez du côté d’un certain « Marceau
Ivréa » pour comprendre. On dit que des tomes entiers de cet auteur attendent
d'être publiés. En vérité, ce texte-là est tombé comme un aérolithe annonçant
quoi ? Peut-être la « Rêvolution ». Avec tous nos compliments. Et qui sait, cher
lecteur, toi aussi figure-toi qu'un jour tu t'incarneras dans le rêve d'un
écrivain. Tes mots sont la substance dont l'univers-monde de ces Chroniques est
Next (F9) fait.
III. Je termine avec le fragment B 93 d’Héraclite (dans
l’édition princeps Diels-Kranz) qui est une formule condensée de ce que les rêves
proposent :
Ό ἄναξ, οὒ τὸ μαντεἴόν έστι τὸ έν Δελφοἴς, οὔτε λέγει οῦτε κρύπτει άλλά σημαίνει.
Dont voici
quelques traductions :
· Jean-Paul Dumont, Daniel Delattre,
Jean-Louis Poirier, Les Présocratiques,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 167
93 – Le prince dont l’oracle est à Delphes
ne parle
pas, ne cache pas, mais signifie.
(Plutarque, Pourquoi la prophétesse Pythie ne rend
plus les oracles en vers, 21, 404 D.)
· Jean Voilquin, Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier-Flammarion, 1964, p. 79
93 – Le dieu, dont l’oracle est à Delphes, ne
parle pas, ne dissimule pas : il indique.
· Jean Brun, Héraclite ou Le Philosophe de l’Eternel Retour, Seghers, 1965, p.
116
2 – Le maître dont l’oracle est à Delphes ne
dit ni ne cache rien, mais seulement signifie.
· Yves Battistini, Trois présocratiques, Gallimard, coll. Idées nrf, 1968, p. 44
107 – Le maître dont l’oracle est à Delphes
n’affirme ni ne cache rien, mais suggère.
· Marcel Conche, Héraclite. Fragments, Presses Universitaires de France, 1987
39 – Le maître dont l’oracle est celui de
Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes.
· Roger Munier, Les fragments d’Héraclite, Fata Morgana, 2004, p. 59
93 – Le Maître à qui revient l’oracle, celui de
Delphes, ne parle ni ne cache, mais fait signe.
Le mot grec « anax » (ἄναξ) me semble mieux
rendu par « Maître » que par « prince » ou « dieu »
(même s’il s’agit d’Apollon bien sûr, le maître de l’Oracle de Delphes) ;
c’est un très ancien mot qui vient peut-être de la langue parlée à l’époque
mycénienne et de la société organisée autour de la citadelle du Roi, maître
absolu. Le sens du verbe σημαίνει par ailleurs est meilleur avec « signifier »
que « suggérer » mais c’est une nuance ; quant à la différence
entre « donner des signes » ou « faire signe », je crois qu’Apollon
ne « donne rien » (l’oracle se fait payer cher) et qu’il se contente
de « faire » sans intention particulière.
Une fort belle compilation d’oracles, par
Jean-Paul Savignac, Les Oracles de
Delphes, Orphée La Différence, nous propose un florilège de ces « signes »
du Maitre tels que rapportés par la tradition. Le dernier poème inspiré du
recueil, portant numéro 476, est rapporté par un certain Philostorgios et
concernerait l’empereur romain Julien l’Apostat. Il mérite d’être rapporté ici,
car après celui-là, les « dieux » se sont tus pour toujours à
Delphes.
Είπατε τῶ βασιλῆι,
χαμαι πέσε δαίδαλος αύλα.
Ούκέτι Φοίβος ἔχει
καλύβαν, οὐ μάντιδα δάφνην<
Οὺ παγὰν
λαλέουσάν, ἄπέσβετο και λ´άλον ύδωρ
Dites au Roi, à
terre est tombée la Cour historiée.
Phoïbos n’a plus
de cabane, plus de laurier divinatoire,
plus de source
parlante, s’est éteinte même l’eau parleuse.